Le crunch, keskecé ?
Dans l’industrie vidéoludique, ce terme n’a rien à voir avec l'exercice de musculation des abdos ou les céréales de Nestlé. Il désigne une pratique bien moins sympathique, puisqu’il est associé à des périodes de travail intenses, normalement courtes, que subissent les équipes de développement d’un jeu vidéo (souvent les Triple A, mais on verra que ce mal peut toucher d’autres productions de taille plus modestes), souvent quelques temps avant la date de sortie prévue afin que celui-ci sorte au moment convenu.
Longtemps non évoquée dans la presse et mise sous un relatif silence pendant de nombreuses années, on date l’une des premières prises de paroles publiques en 2004 pour des pratiques de crunch concernant Electronics Arts (EA). Dans un article de blog, la compagne d’un employé d’EA qui se surnomme “EA Spouse” évoque de façon anonyme les conditions de travail délétères de son bien-aimé, lequel a passé plusieurs mois à travailler près de 80 heures par jour. Selon le témoignage, les conséquences physiques et mentales sont bel et bien présentes, entre grande fatigue et stress, et sans possibilité de pouvoir récupérer des jours de repos ou une compensation salariale. En 2006, il a été révélé qu'Erin Hoffman (ci-dessous en photo), game designer ayant travaillé dans plusieurs studios, était à l'origine de cet article.
Depuis, les langues se délient et les témoignages se font plus nombreux, notamment dans les années 2010. Parmi les plus notables, on peut citer les cas de plusieurs jeux développés et/ou édités par Rockstar (LA Noire, Red Dead Redemption 2), par Naughty Dog (The Last of Us, Uncharted 4). Jouissant jusqu’ici d’une très bonne réputation dans l’industrie, CD Projekt Red se mêle également à cette triste liste (non exhaustive), notamment avec Cyberpunk 2077.
On doit une bonne partie de ces témoignages au travail du journaliste Jason Schreier, qui se fait le porte-voix des salariés et salariées du jeu vidéo en compilant de multiples témoignages dans le livre “Du sang, des larmes et des pixels” qui relate les coulisses moins reluisantes de l’industrie du jeu vidéo, et donc quelques paragraphes sur le crunch y sont consacrés. Plus récemment, un syndicat du côté de chez Blizzard a réussi à voir le jour, afin de porter la voix des salariés face à la problématique du crunch et bien d’autres.
Les studios français ne sont malheureusement pas en reste, à en croire les propos relatés par Mediapart concernant notamment Quantic Dreams, où les employés pouvaient passer “parfois 15 heures ou 20 heures par jour, pour atteindre un objectif intenable” selon une ancienne employée de l’entreprise.
Si on pourrait croire que cela ne concerne que les grosses productions vidéoludiques, il n’en est rien. Quelques jeux indépendants ont pu également naître dans des conditions de développement éprouvantes, comme Stardew Valley dont le développement a duré cinq ans et où l’unique développeur s’est infligé des jours de travail entre 12 et 15 heures, frôlant même le burnout quelques semaines avant la sortie prévue du jeu. Même si l'origine de cette situation est un peu différente dans ce contexte, les conditions restent aussi pénibles et éprouvantes.
Parmi les raisons expliquant le recours à cette pratique, on peut citer un cadre légal souvent adapté voire transgressé afin d’atteindre des objectifs de sortie, de production et d’autres imposés par la hiérarchie. Toutefois, la culture interne de l’industrie vidéoludique et la motivation liée à la passion pour le jeu vidéo pousse une bonne partie des employés à travailler davantage afin de produire le meilleur jeu possible, et faire mieux que les autres, aussi bien en interne qu’avec la concurrence, alors même que la rémunération ne suit pas forcément. Preuve en est que même les développeurs indépendants viennent s’infliger un tel rythme, même si la taille plus limitée des équipes et un budget clairement moindre sont d’autres explications possibles.
On peut néanmoins espérer qu’avec les multiples témoignages et les prises de conscience sur le sujet, les choses vont évoluer dans le bon sens, même si cela doit aussi passer par une évolution des mentalités au sens de l’industrie vidéoludique.
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